Addictions et reliances


Extrait : 


Ici et maintenant

Dans les suivis individuels, bien sûr, j’essaie de reconstituer l’histoire des patients, et de sentir les différentes « tonalités » dans lesquelles ils ont pu la vivre. Car ce passé qui leur pèse tant, à défaut de le modifier on peut l’envisager différemment – et une part de notre travail consiste à élaborer cette nouvelle lecture. Mais simultanément, j’essaie de laisser le plus de champ possible à ce qui se passe, dans le présent, de leurs existences et des séances. Lorsque récit il y a, il devient vite prétexte à nouer ou étoffer la relation – que je ne conçois pas comme un simple « transfert » d’histoires anciennes. Et ne demeure plus aucune prétention à « expliquer » l’inexplicable, d’une subjectivité ou d’une addiction – de toute façon, quel psy pourrait soutenir qu’expliquer, ou même analyser, si l’on s’en tient là, change quoi que ce soit à la souffrance de quelqu’un ? Comme y invite la pensée indienne ou le bouddhisme, j’essaie de partir de l’idée que « tout est là », dans l’instant, pour changer et se mettre à vivre. A cette pratique « instantanée » je dus d’ailleurs m’initier lors d’un stage dans un « café social » pour addicts, où dans de nombreux cas je ne rencontrais ceux-ci qu’une fois: il fallait que « quelque chose se passe », dans l’ici et maintenant.

Tracer sa vie comme un roman
Le premier degré de la reliance, c’est ce qui fait tenir ensemble les morceaux d’une vie – autrement dit, un récit autobiographique. Comme le dit le philosophe Paul Ricœur, le sujet se constitue par le récit qu’il se fait de sa vie. Dans cette optique, le psychiatre Olivier Taiëb se mit à l’écoute des Histoires des toxicomanes (1), et vit combien leur trajectoire, leur « pathologie », l’éventualité de sa « guérison », ou à l’inverse son incurabilité, dépendaient de la façon dont ils se les racontaient, et dont se la racontaient les soignants – les addicts, dans leur « fragilité narcissique », étant tellement sensibles au regard qu’on pose sur eux. Dès lors, face à des existences sans cesse brisées, en miettes quelquefois, aussi « incohérentes » que le sont celles de la plupart de mes patients, en tout cas à leurs yeux, une psychothérapie se rapproche de la mise en continuité, en sens, fût-il inventé, d’événements qui semblaient sans suite – de simples faits « objectifs » devenant par là l’histoire d’une subjectivité. Freud déjà, où la reconstitution, et l’interprétation, ne paraissaient pas possibles, faisait sa place à la « reconstruction » – de même que jadis les restaurateurs de tableaux comblaient les lacunes en faisant appel à leur imagination.

1. Titre de l’ouvrage où il rapporte son étude.